Bienheureuse Marguerite de Savoie

Bienheureuse Marguerite de Savoie (1370-1464)
Issue de la famille régnante  des ducs de Savoie, la Bienheureuse Marguerite naquit dans les premiers jours  de juin 1390. Elle eut pour père Amédée, prince de Piémont et d'Acaia, et pour  mère Catherine, fille d'Amédée IV, comte de Gênes.
                Son éducation répondit à  l'illustration de son rang : l'innocence et la grâce relevaient les charmes de  sa personne et ravissaient quiconque l'approchait. Encore enfant, elle donna  des marques non équivoques de sa sainteté future. Saint Vincent Ferrier  évangélisait alors le nord de l'Italie. Marguerite eut le bonheur de  l'entendre, et le fruit qu'elle retira de ses instructions fut une aversion  très accusée pour les biens trompeurs d'ici-bas. Dès cette époque, elle songea  sérieusement à vouer à Dieu sa virginité : des raisons particulières  empêchèrent la réalisation de ce pieux désir.
                La mort de son père,  arrivée le 7 mai 1402, porta un coup terrible à son âme sensible : la divine  Providence lui fit retrouver celui qu'elle venait de perdre dans la personne  d'un oncle, le prince Louis, lequel, n'ayant point d'enfant, adopta Marguerite  comme sa propre fille.
                Depuis de trop longues années,  les princes de Piémont étaient en guerre avec le marquis de Montferrat. Aux  luttes sanglantes, qui désolaient périodiquement leurs provinces, succéda enfin  une paix conclue à Asti, le 23 mars 1403. Elle devait être consolidée par le mariage  de notre princesse Marguerite avec le marquis de Montferrat, Théodore II, veuf  de Jeanne de Bari, laquelle avait laissé un fils, le prince Jean-Jacques,  héritier de la couronne, et une fille, la princesse Sophie, appelée à régner à  Constantinople.
                Cette union, si favorable aux intérêts  de l'Etat, était des mieux assorties au regard de la religion. Esprit  distingué, ami de la justice, dévoué à la sainte Eglise, Théodore estimait  avant tout dans sa nouvelle épouse les dons précieux de la grâce. Marguerite  lui rendit pleinement son affection. Vraie mère pour les enfants de ce prince,  elle ne cessa jamais de les porter au bien et de régler leur éducation sur les  maximes de l'Evangile. Elle-même, dans sa vie privée, se montrait fort exacte à  garder les préceptes divins, assidue à l'oraison, rigide dans les pratiques du  jeûne et de l'abstinence. Elle fréquentait les sacrements et mettait ses  délices à passer au pied des autels le temps libre que lui laissaient ses  obligations. Privée des joies de la maternité, la sainte princesse pouvait plus  aisément prendre soin des pauvres. Qui dira le nombre des orphelins entretenus  de ses deniers? des vieillards assistés par l'effet de sa vigilance? des veuves  qu'elle préserva d'une affreuse misère? des jeunes filles que sa générosité  arracha aux séductions du vice ?
                Quand son mari fut nommé  gouverneur de la République de Gênes, Marguerite dut l'accompagner dans  l'appareil d'une pompe royale ; mais, au rapport d'un historien, l'éclat de la  solennité n'eut rien de comparable à la modestie qui rayonnait dans toute sa  personne. Dieu, semblait-il, ne l'avait associée à un si grand honneur qu'afin  de lui ménager le mérite d'en mépriser le faste et de rester humble au sein de  la gloire. La Providence avait encore d'autres vues. En l'amenant à Gênes, elle  lui réservait le bonheur d'entendre à nouveau saint Vincent Ferrier, qui s'y  trouvait alors, et qui, comme partout, soulevait les âmes de ses auditeurs. La  marquise s'attacha aux pas de l'homme apostolique, et fut tellement touchée de  ses exhortations sur les  paroles de saint Paul : Je -vous conjure, par la miséricorde  de Dieu, de faire de vos corps une hostie sainte, vivante, agréable à Dieu,  qu'elle prit sur-le-champ la résolution de commencer une vie nouvelle, basée  sur la pénitence et l'humilité, et de mourir entièrement au monde et à ses  délicatesses. Reconnaissant à la lumière divine ce que la grâce exigeait  d'elle, Marguerite s'adonna avec une admirable ferveur aux exercices d'une  sévère mortification. Sous ses riches habits, elle cacha un rude cilice ; elle  augmenta ses jeûnes et plus que jamais prit à dégoût le siècle parmi lequel  elle vivait : volontiers elle eût échangé sa condition de souveraine pour se  faire la dernière dans le cloître. Le temps n'était pas venu de réaliser un tel  souhait. Mais voici que le prince Théodore, à l'apogée de sa gloire, vint à  mourir inopinément. Profonde douleur pour sa bien-aimée compagne. Depuis quinze  ans, ils marchaient la main dans la main, et jamais le moindre nuage n'avait  obscurci le ciel de leur union bénie. Tout en gardant la régence jusqu'à la  majorité de Jean-Jacques, la noble veuve mena une vraie vie de religieuse et  fit le vœu de continence perpétuelle; puis, le moment venu, elle fut heureuse  de remettre au jeune prince les rênes du gouvernement, et se retira, malgré les  instances des grands pour qu'elle continuât à l'aider de ses conseils. L'appel  divin lui montrait une autre voie. Elle quitta tout : couronnes, titres de  grandeur, et se rendit à Alba-Pompéia, pour y vivre dans la solitude et la  prière.
II. — A peine était-elle  installée dans sa retraite, qu'une ambassade solennelle vint un instant  troubler son âme affamée de silence et de repos. C'étaient les envoyés de  Philippe Visconti, duc de Milan, chargés de la demander en mariage pour leur  souverain. La princesse répondit qu'ayant pris des engagements avec Dieu, et de  ce chef se trouvant liée en conscience, elle ne pouvait plus songer à aucune  alliance humaine. Mais le duc ne se tint pas pour battu. Il s'adressa au Pape  Eugène IV, et obtint pour elle la dispense de son vœu. Il fut trompé dans ses  calculs. Marguerite refusa la dispense et s'en excusa auprès du Souverain  Pontife, déclarant que son vœu n'avait point été fait à la légère, mais en  pleine réflexion, avec une volonté bien ferme de n'avoir plus avec le monde  aucun commerce de cette sorte. Le Pape n'avait cédé que par condescendance aux  prières du duc ; il loua  hautement la mâle vertu de notre princesse et lui écrivit en  témoignage de sa satisfaction.
                Dieu, qui avait choisi Marguerite pour  servir de mère à quantité d'âmes généreuses, jugea  nécessaire de lui  donner quelques-unes des marques de sa  royauté ; nous voulons dire un manteau d'opprobres et une couronne de douleurs.  Elle venait de faire profession dans le Tiers-Ordre, quand elle se vit soudain  assaillie par des accès de goutte. Eprouvée contre son attente, elle eut comme  un moment de faiblesse. La chair et le sang paraissaient prévaloir sur son courage.  Elle commença donc à se plaindre de l'abandon   où le divin Maître la laissait, dans l'accablement de ses maux, et  désira en secret d'en  être délivrée. L'auguste  mère de Dieu lui apparut, et d'une voix pleine de tendresse lui dit : « Ma  fille, il vous faut conformer votre volonté à celle de Dieu et vous armer de  patience pour endurer les peines que sa main vous destine. Sachez-le bien; dans  des vues de miséricorde que plus tard vous comprendrez, Dieu entend que vous  soyez clouée sur la croix toute votre vie : la mort seule vous délivrera de ce  long martyre. D'ici là, courbez l'épaule sous le fardeau avec générosité et  vaillance. »
                A dater de ce jour, la pieuse veuve ne  demanda plus de soulagement à ses douleurs. Etrangère, autant qu'il  dépendait d'elle, aux soucis de la terre, elle semblait ne vivre que pour le  ciel, sollicitant l'unique grâce d'être comptée au nombre des élus. Un jour  qu'elle récitait cette prière avec une admirable ferveur, Notre Seigneur se  présenta tenant à la main trois dards. L'un portait sur une banderole le mot calomnies; l'autre, infirmités; le troisième, persécutions. « Fais ton  choix », dit Jésus à sa servante. Marguerite eut un instant de frayeur. — « O  mon Dieu, répondit-elle, pardonnez ma hardiesse. Mais ne vous montrez-vous pas  d'une extrême rigueur envers votre servante? Pour exciter la confiance de ceux  qui vous aiment, vous vous servez de comparaisons touchantes. Un Père, dites-vous, donne-t-il une pierre à l'enfant qui lui demande du pain? Et maintenant  que moi, pauvre pécheresse, je soupire après la possession de vous-même, et  sollicite pour grâce unique de prendre place parmi vos élus, pour toute réponse  vous me présentez trois dards aigus, et, qui plus est, vous m'ordonnez de faire  mon choix!... Mais non, Seigneur, vous n'êtes pas un maître dur et sévère ;  dans ces calomnies, ces infirmités, ces persécutions, que vous m'offrez, je reconnais  l'effet de cette clémence qui m'ouvre des voies plus sûres pour arriver au salut.  Au lieu de choisir moi-même, je vous laisse de me traiter comme l'entend votre  bonté tout aimable; ou bien, s'il me faut marquer ma préférence, ces dards qui  sont en votre main, je les prends tous les trois... » — « Bien, ma fille, dit  Jésus avec un sourire d'amour; moi-même je t'ai donné l'exemple. Pour toi, je  suis descendu des cieux, j'ai revêtu ta misère et tes infirmités, j'ai enduré  travaux, souffrances, ignominies, je suis mort sur une croix. Le disciple n'est  pas au-dessus du Maître ; marche sur mes traces et tu me posséderas éternellement. »
                La vision disparut, mais les suites ne  tardèrent pas à se faire sentir.
                Les premiers coups vinrent du côté  de Milan. Les sujets du duc Philippe ne pardonnaient pas à la Bienheureuse son  refus d'épouser leur maître. Mille calomnies furent inventées pour noircir la  réputation de la sainte veuve. A leurs yeux, elle n'était qu'une hypocrite,  cachant sous des apparences trompeuses de criminels engagements. On osa dire au  Pape qu'elle renouvelait l'hérésie des Vaudois, en abritant des vices honteux  sous le manteau de la dévotion. Marguerite endura l'affront sans se défendre ni  permettre qu'on la défendît. Mais le Vicaire de Jésus-Christ fut moins patient  : d'un mot il ferma la bouche aux détracteurs et les confondit.
                En second lieu, l'infirmité  s'abattit sur la sainte princesse:jusqu'à sa mort, la goutte lui fit souffrir  d'atroces douleurs.
                Quant au troisième  dard, les persécutions, rien ne lui manqua de ce côté; nous le verrons surtout,  en parlant des épreuves réservées au directeur de son âme. Le démon entra  lui-même en lice, et mit tout en œuvre pour l'éloigner de l'oraison. Il la  saisissait pendant sa prière, relevait à une grande hauteur et la laissait  retomber lourdement. Marguerite, préservée de toute blessure par le secours de  Dieu, reprenait sans trouble l'exercice interrompu.
                Croyant toujours n'avoir rien fait pour le  service de son Epoux bien-aimé, elle vivait dans une appréhension  continuelle, quand il plut à Dieu de lui inspirer la pensée de passer du  Tiers-Ordre qu'elle professait dans le second Ordre de Saint-Dominique. Elle  s'en ouvrit aux Tertiaires, ses compagnes, qui toutes entrèrent dans ses vues.  Du consentement d'Eugène IV, elle construisit à Albe un monastère capable  d'abriter une centaine de religieuses, et le dédia à sainte Marie-Madeleine.  Elle y unit les revenus de certains prieurés sur lesquels elle avait des droits, notamment des  abbayes de Notre-Dame-des-Grâces et de Grazzano, dans le marquisat de  Montferrat. Le nouveau monastère fut placé, en vertu de l'autorité pontificale,  sous la juridiction des Frères Prêcheurs; le P. Jacques ou Manfred de Bollini,  chargé du spirituel avec le titre de Vicaire apostolique, présida à la prise de  possession. Les Sœurs, au nombre de soixante, et appartenant toutes aux  principales familles d'Italie, reçurent l'habit du grand Ordre et firent  profession solennelle entre les mains du P. Bollini.
III. — Au monastère de Sainte-Marie-Madeleine,  notre Bienheureuse n'eut d'autre souci que de retracer dans sa personne l'idéal  d'une parfaite religieuse dominicaine ; elle prévoyait avec raison que ses  compagnes, ayant sans cesse les yeux fixés sur elle, se trouveraient  naturellement portées à l'imiter, si elle devenait un exemplaire d'observance  et de régularité. Ses rapports précédents avec les Frères Prêcheurs lui avaient  fait toucher du doigt l'importance et la force de l'obéissance religieuse ;  aussi fit-elle converger sur ce point tous ses efforts. Elle remit sa volonté  propre aux mains de son père spirituel, pour ne plus dépendre que de lui. Ce  religieux, homme de Dieu, très désireux de conduire au faîte même de la  perfection son illustre pénitente, non seulement prit à tâche de l'exercer dans  ces pratiques d'humilité et de renoncement communes à tous les instituts religieux,  mais voulut encore extirper jusqu'aux dernières racines de l'amour-propre et  combattre même les inclinations les plus innocentes. Marguerite était digne de  comprendre sa forte direction et de s'y soumettre. Les deux traits suivants en  fourniront la preuve.
                La servante de Dieu avait une petit biche,  si bien dressée qu'elle exécutait, avec un instinct surprenant, tout les ordres  de sa maîtresse. Marguerite désirait-elle mander une Sœur ? 11 lui suffisait  d'indiquer du doigt la cellule où elle se trouvait, pour qu'aussitôt la biche y  courût et amenât la religieuse en la tirant par sa robe. La Prieure  voulait-elle réunir extraordinairernent le chapitre de la communauté? Elle  montrait la corde de la cloche, et la petite bête, prenant cette corde entre  ses dents, sonnait comme n'eût pas mieux fait une créature raisonnable. Le Père  confesseur vit dans l'attachement de la V. Mère pour le gentil animal une belle  occasion de la mettre à l'épreuve. Il lui commanda de se défaire de la biche. Marguerite  obéit sur-le-champ, non sans que le sacrifice lui coûtât beaucoup.
                Il y avait au monastère  une jeune fille, nommée Benventina Bocconelli, que la sainte Prieure avait pris  soin elle-même de former à la vertu. L'enfant répondit aux prévenances de la  sage maîtresse et mettait une de ses jouissances les plus douces à conférer  avec elle des choses spirituelles. Le confesseur l'apprit ; sans entrer dans  aucune explication, il interdit tout rapport entre la Prieure et la novice.  Marguerite cessa ses entretiens, et ne les reprit plus tard que sur  l'injonction formelle du religieux, édifié de sa soumission.
                Jamais on ne put remarquer dans notre  sainte l'ombre d'une résistance. La volonté du directeur de son âme  était la sienne propre. Son obéissance était si complète qu'elle ne raisonnait  jamais sur un ordre reçu.
                Nous avons vu que l'un des dards portait  le mot : Persécutions. Ce genre  d'épreuves atteignit la partie la plus sensible de son âme. Les ennemis de la  Bienheureuse pensèrent, non sans raison, que le plus grand tort lui faire était  de lui enlever l'assistance de son confesseur. Ils dirigèrent leurs batteries  de ce côté. Mensonges et calomnies tombèrent sur le vénérable religieux avec  une telle violence que, Dieu le permettant, il fut déposé de ses fonctions et  jeté dans la prison publique. Atterrée d'un coup si terrible, la servante de  Dieu mit tout en œuvre pour faire reconnaître l'innocence du directeur  spirituel de son monastère. Ayant autorisation du Pape pour sortir de la  clôture, elle alla trouver la femme du gouverneur, laquelle par ailleurs était  son obligée. Mais, loin d'accueillir sa requête, cette dame ingrate repoussa la  vénérée Mère avec tant de hauteur qu'en fermant la porte, elle faillit lui  écraser la main. Le châtiment ne se fit pas attendre. A trois reprises  successives, la malheureuse donna le jour à de petits monstres. Eclairée par  ses infortunes, elle vint se jeter aux pieds de la sainte Prieure, en  sollicitant son pardon. La charitable princesse la consola et lui obtint de  Dieu rémission d'une peine si justement méritée.
                Cependant la malveillance continuait à  poursuivre le P. Manfred. Retenu jusque-là dans les prisons d'Albe, il fut  transféré ensuite dans celles de Grenoble. Marguerite ne put supporter une  telle injustice. A force de démarches réitérées, elle parvint à démontrer,  preuves en main, la parfaite innocence de l'inculpé. Le saint religieux, sorti  de prison, se rendit à Rome pour y plaider lui-même sa cause. Le Pape en  reconnut la justice, et, sans retard, réintégra Manfred de Bollini dans son office de Vicaire Apostolique et  de confesseur du monastère Sainte-Marie-Madeleine.
IV. — On ne saurait dire le  zèle déployé par la bienheureuse Prieure pour faire avancer ses filles dans le  chemin royal de la perfection. Elle appuyait d'une prière incessante ses  exhortations et ses exemples; et maintes fois elle obtint de connaître par des  lumières surnaturelles les dispositions intimes des cœurs.
                Une malheureuse Sœur,  dont les actes avaient pour unique mobile la vanité, cachait sous des dehors de  vertu les ravages de son amour-propre. La Mère Prieure avait pénétré le triste  état de cette âme, et épuisé vainement avis, prières, remontrances pour la  ramener au bien. Sur les entrefaites, la Sœur mourut. Dans la communauté, il  n'y avait qu'une voix pour louer sa sainte vie et envier le bonheur dont, sans  nul doute, elle jouissait au ciel. Marguerite, en proie à des inquiétudes  mortelles, se taisait, se bornant à recommander à Dieu l'âme de sa pauvre  fille. Une nuit, la défunte lui apparut. « Je suis, dit-elle, une de ces  vierges folles qui ont négligé de mettre de l'huile dans leurs lampes; j'ai  entendu retentir à mes oreilles le Je ne vous connais pas, et la porte  du Paradis m'a été fermée. Mon sort est celui des damnés dans le lieu  d'horreur, de désespoir, de grincements de dents. » La servante de Dieu  épouvantée put à peine articuler ces mots : « Mais vos œuvres, où sont-elles? —  Mes œuvres! je les ai faites par vanité et pure hypocrisie. » Et, prenant une  poignée de paille, elle la jeta au vent : « Voilà, dit-elle, l'image de la vie  des âmes orgueilleuses : un peu de paille que le moindre souffle emporte et  fait disparaître pour toujours ! »
                Glacée d'effroi, la  Bienheureuse passa des semaines entières dans des larmes et des pénitences  qu'on ne s'expliquait pas autour d'elle; par là elle voulait épargner, à elle-même  et à ses compagnes, le malheur de la réprobation éternelle.
                Un soir, la vénérable  supérieure aperçut le démon rôdant sous le cloître. « Que fais-tu là? »  demanda-t-elle. — « Je garde une de tes filles qui a depuis longtemps sur la  conscience une faute dont elle ne se confesse pas. Je la tiens, elle est sous  ma griffe, elle ne m'échappera pas. » Et Satan disparut en poussant un  formidable éclat de rire. Marguerite réunit aussitôt la communauté en Chapitre,  raconta sa vision, et exhorta chaleureusement les Sœurs à s'examiner devant  Dieu avec le plus grand soin. Toutes mirent à profit l'avis salutaire, à l'exception de la coupable. «  Oh ! non, disait celle-ci, cette parole n'est point pour nous : Satan est le  père du mensonge ; toutes, nous avons la douce confiance d'être en paix avec  Dieu. » Or, peu après, l'infortunée Sœur tomba gravement malade et mourut :  impénitente, selon Razzi; réconciliée, grâce aux efforts de notre Bienheureuse,  d'après le P. Hercolani, dans son ouvrage « Galerie des saintes veuves ».
                Le souci de la sage Prieure pour les intérêts  spirituels des âmes nel'absorbait pas au point de lui faire oublier les  avantages temporels des corps.
                Une religieuse, malade depuis un certain  temps, troublait la maison par ses doléances sans fin. On  commençait à se lasser de la servir, ou du moins d'avoir pour elle les  attentions délicates qu'elle recevait de si mauvaise grâce. La Bienheureuse,  prenant en considération cet état de choses, fit transporter dans sa propre  chambre la Sœur infirme, épuisa en sa faveur les industries d'une charité  vraiment héroïque, et parvint à la remettre sur pied, plus peut-être par ses  incessantes prières que par ses soins multipliés.
                Sa petite-nièce, Amédée de  Savoie, qui épousa plus tard Jean-Jacques de Lusignan, roi de Chypre, fut  prise, dans le monastère où elle était élevée, d'une maladie qui la fit  désespérer des médecins. Marguerite, à bout des ressources humaines, s'adressa  au ciel avec cette foi qui transporte les montagnes. La Reine des anges lui  apparut et lui promit la guérison de l'enfant, Marguerite se rend près de la  petite malade et la trouve hors de danger.
                La charité de la servante  de Dieu rayonnait au delà des étroites limites du monastère. On lui avait  prescrit un vin salutaire, comme adoucissement aux cuisantes douleurs de la  goutte qui la torturait. Mais ce vin était devenu également le partage des  infirmes pauvres de la ville. Obligée pour affaire d'entreprendre un voyage,  Sœur Marguerite voulut qu'en son absence le vin continuât d'être distribué.  L'ordre fut exécuté si fidèlement qu'en peu de jours le tonneau se trouva  totalement vide. A son retour, la Bienheureuse sent le besoin de prendre un peu  de son vin. On lui répond qu'il n'en reste plus. « Allez voir quand même,  réplique-t-elle, peut-être s'en trouvera-t-il encore quelques gouttes. » On  obéit et, à la stupéfaction de la communauté entière, on constate que le  tonneau est rempli jusqu'à la bonde. Ses prières obtinrent pour un pauvre  fermier que ses blés, renversés par la grêle, se relevassent, et que le champ fournît une  magnifique moisson.
                Le fait suivant montre de quel poids sont  devant Dieu les mérites d'une âme vraiment sainte, et comment la  voix de ses gémissements monte plus haut que les clameurs de malédiction  soulevées par les crimes des pécheurs.
                Albe, par ses désordres,  avait comblé la mesure, et la vengeance céleste allait fondre sur la cité. Une  effroyable tempête de vent, de pluie, de tonnerre, éclata soudain, déracinant  les arbres, renversant les habitations, menaçant la ville d'une ruine totale.  Au milieu de la consternation universelle, notre Bienheureuse réconfortait ses  Sœurs, les animait à pousser vers le ciel d'ardentes supplications. Tout à  coup, dominant les bruits sinistres de la tempête se firent entendre des  hurlements épouvantables : « Malédiction sur cette Marguerite qui, par ses  prières, nous empêche d'achever notre œuvre ! Oui, qu'elle soit maudite à  jamais ! » Et, ce disant, les monstres vomis par l'enfer s'enfuyaient vers les  abîmes, et la sérénité succédait à l'ouragan. Cette miraculeuse délivrance  porta haut et loin la réputation de la V. Mère.
V. — Nous ne nous  arrêterons pas à parler des extases, visions, ravissements de la sainte  religieuse. Elle en était favorisée dans une large mesure : maintes fois elle  fut élevée de terre, et, dans cet état, il lui semblait se trouver mêlée au  chœur des Séraphins. Telle était alors sa puissance sur le cœur de Dieu,  qu'elle obtenait infailliblement tout ce qu'elle demandait : Precum ac  lacrymarum ejus tanta vis fuit, ut, quidquid a Deo peteret et impetraret, lisons-nous  dans l'office liturgique à son honneur.
                Passons également sous  silence bien des traits qui révèlent son esprit prophétique, et arrivons au  récit de sa précieuse mort.
                Marguerite était plus que  septuagénaire, et il y avait quarante-quatre ans qu'elle portait les blanches  livrées de saint Dominique. Le moment était venu où le Bien-Aimé voulait la  convier aux joies de la patrie céleste.
                Pendant plusieurs nuits, un brillant météore  parut au-dessus de sa chambre. L'avant-veille de son trépas, la Bienheureuse  fit effort pour se lever de sa couche. La faiblesse ne le permettant pas, les  Sœurs lui demandaient ce qu'elle voulait faire : « Aller au-devant de mon Maître,  qui entre dans cette chambre, » répondit-elle, et aussitôt une vive lumière remplit  l'appartement. Les religieuses, profondément émues, se prosternèrent, tandis  que la pieuse mourante prodiguait des marques de respect et adressait des  paroles d'amour à Celui qu'elle avait le bonheur de contempler. En même temps,  les Sœurs entendaient, parmi de célestes symphonies, des voix virginales  invitant la sainte de la terre à entrer en compagnie des élus du ciel.
                Quand Marguerite reçut  les derniers sacrements, on remarqua dans l'assistance une religieuse  dominicaine inconnue. La cérémonie achevée, cette religieuse ne se trouva plus  dans la chambre. Personne n'avait osé lui adresser la parole ; mais à son maintien  tout céleste, on n'hésita pas à conclure que c'était, sans nul doute, sainte  Catherine de Sienne. On entendit aussi deux chœurs invisibles réciter  alternativement les prières de la recommandation de l'âme, puis entonner un  chant d'une suavité inexprimable, au moment où Sœur Marguerite rendit le  dernier soupir. C'était le 23 novembre 1464, vers minuit.
                A l'instant même,  la grosse cloche du monastère se mit en branle d'elle-même, pour annoncer aux  habitants d'Albe la mort de la bien-aimée princesse, et une longue théorie de  saints et de saintes, richement vêtus, des torches en mains, se déploya à  travers les rues, au vu d'un certain nombre de personnes qui en rendirent  témoignage, et alla jusqu'à l'église du monastère, comme pour venir chercher et  conduire au ciel leur nouvelle concitoyenne. C'est ainsi que parfois dès cette  vie, l'Eternel exalte ses fidèles serviteurs, et, en échange des calomnies, des  souffrances et persécutions qu'ils ont endurées pour son amour, les honore  devant les peuples par un magnifique triomphe. Les funérailles de la sainte  princesse furent dignes de son rang, mais conformes en même temps à son esprit  d'humilité. Des grâces merveilleuses récompensèrent la foi de ceux qui eurent  recours à son intercession. Ainsi qu'elle l'avait demandé, on la descendit dans  la crypte commune, sous les pieds des Sœurs. Le tombeau resta dix-huit jours  recouvert de simples planches, en attendant la pierre de marbre qui devait  refermer l'entrée. Avant qu'elle fût placée, les religieuses demandèrent à contempler  une fois encore les traits de leur vénérée Mère. On ouvrit le cercueil, et le  corps fut trouvé flexible, coloré, exhalant une suave odeur. Un Convers nommé  Fr. André, qui avait ôté le couvercle, se pencha pour baiser dévotement la main  de la défunte, et voilà que la Bienheureuse lève le bras pour lui faciliter le  mouvement. Tous aussitôt de s'écrier qu'il ne convient pas de laisser le saint  corps dans la sépulture ordinaire. On prépare un tombeau élevé de terre, placé à l'entrée  du chœur des religieuses. Cette translation eut lieu le 13 décembre de la même  année. Or il arriva que l'ouvrier, en retirant le cadavre de la fosse première,  fit heurter le visage contre une paroi. A l'instant il en sortit un jet de  sang, en présence des assistants émerveillés. Il fallut laisser exposée la  sainte dépouille trois jours encore, pour la consolation des fidèles. De  nouveaux miracles attestèrent le crédit de la vénérable défunte auprès de Dieu.  Une mère de famille, affligée d'un cancer à la poitrine, se trouva guérie, en  approchant du siège de son mal une main de la Bienheureuse. Une autre, presque  à l'extrémité, se recommanda aux suffrages de la sainte princesse, et se trouva  soulagée. Mais, son mari faisant fi du miracle et voulant attribuer la guérison  aux remèdes humains, elle retomba dans son premier état, jusqu'à ce que les  deux époux, désormais éclairés, fissent amende honorable devant le sépulcre de  la Bienheureuse.
                Tant que le saint corps était  resté non enseveli, une religieuse très attachée à la Mère Marguerite,  descendait chaque nuit de sa cellule, et découvrait le visage de la défunte  pour le contempler. Il lui arriva de laisser tomber des gouttes de cire  enflammées sur la main de la Bienheureuse. 11 se forma des boursouflures  laissant épancher une humeur qu'on recueillit et qui devint un instrument de  guérisons miraculeuses. La Sœur s'était bien gardée d'expliquer l'origine de ce  phénomène : ce fut la Bienheureuse elle-même qui la révéla en apparaissant à la  Prieure, et lui recommandant de veiller sur le respect dû à ses restes.
                Il se fit une nouvelle translation du  corps de Marguerite de Savoie, grâce à la munificence et  à la piété de Guillaume Paléologue, marquis de Montferrat. La sainte princesse  repose désormais dans un riche mausolée, placé au-dessus du maître-autel de  l'église conventuelle de Sainte-Marie-Madeleine, à Albe ; à l'entour,  d'innombrables ex-voto témoignent des bienfaits de la Bienheureuse et de la  reconnaissance de ses protégés. Terminons par le récit d'une grâce insigne  obtenue par son intervention.
                Dorona de Sassolo, noble jeune fille, placée  dans le monastère comme élève, avait conçu une dévotion extraordinaire pour la bienheureuse  Marguerite, et ne cessait de l'invoquer. Son éducation terminée, elle épousa un  gentilhomme de la ville d'Albe, appelé Vincent Rondanini. A l'époque de la  guerre entre l'Espagne et la France, Albe, au pouvoir des Espagnols, fut  assiégée par les Français. Un jour que Vincent Rondanini était imprudemment sorti de la ville, il fut  arrêté par les soldats ennemis, enchaîné, mis en prison. Il y avait quelque  temps qu'il gémissait dans les fers, quand une voix, douce et forte tout  ensemble, lui dit intérieurement : « Prends la fuite, n'attends pas. » II ne  savait que penser ; mais, s'apercevant que ses liens sont brisés, les portes de  la prison ouvertes, il s'échappe, évite pendant deux jours la poursuite de ses  geôliers, et arrive près de son épouse, qui ne cessait d'implorer pour lui  l'assistance de la Bienheureuse. Il raconte son aventure. « C'est elle, c'est  sainte Marguerite qui m'a sauvé. » conclut le gentilhomme, et les deux époux  s'empressent d'aller la remercier à son tombeau.
                Marguerite de Savoie fut toujours tenue en  grande opinion de sainteté. Déjà le Pape saint Pie V avait permis aux  religieuses de Sainte-Marie-Madeleine de célébrer annuellement la fête de leur  fondatrice, avec sa mémoire à l'Office comme à la Messe. Clément X approuva  solennellement le culte de la Bienheureuse et permit à tout l'Ordre des Frères Prêcheurs  de l'insérer dans sa liturgie, à la date du 27 novembre.